WhatsApp en Afrique : ces entrepreneurs africains qui s'attaquent au géant mondial de la messagerie sociale
- Maxime Koami Domegni
- Journaliste BBC Afrique

Crédit photo, Kingui
Amadou Diawara, fondateur de Kingui
Alors qu'une polémique autour de l'application de messagerie américaine Whatsapp pousse des millions d'utilisateurs à chercher des alternatives, des groupes d'ingénieurs informatiques africains veulent profiter de la vague pour positionner leurs propres applications.
De Bamako à Kinshasa, en passant par Yaoundé, les messageries instantanées d'Afrique francophone existent et comptent de plus en plus d'utilisateurs. Tour d'horizon.
Masolo, l'application née à l'université de Kinshasa
Lorsque Gilbert et Fidèle se font briefer par des encadreurs sur un nouveau challenge que ces derniers entendent leur soumettre, les deux étudiants de la Faculté polytechnique de l'Université de Kinshasa s'exclament en ces termes : « On veut du Whatsapp ? Woaoh, c'est du costaud !». Juste après, s'installe un petit moment de doute, vite dissipé : « Est-ce qu'on peut y arriver ?».
Nous sommes en février 2020. Gilbert et Fidèle viennent de terminer une première phase d'un projet de site Internet pour un groupe de chercheurs de leur université.
« En deux semaines, ils ont fait une bonne partie de ce qu'il fallait. Nous avons vu le travail, nous l'avons examiné et nous nous sommes dit voilà les gens qu'il nous faut. Nous allons les inviter à notre prochaine réunion sur notre projet secret d'instant messaging [messagerie instantanée] », se rappelle Angelo Vital Kuti Lusala, coordonnateur du groupe de chercheurs.
C'est ainsi que les deux étudiants en licence de génie électrique et informatique découvrent le projet de messagerie instantanée porté par des enseignants de leur université.
Le projet porte le nom Masolo (causerie, commérage en lingala, principale langue nationale de la RDC). L'ambition est encore modeste : « Donner aux étudiants sur le campus universitaire de Kinshasa le moyen de communiquer sans passer par les opérateurs de télécommunications, en se basant sur une technologie de wifi longue portée ».
Crédit photo, Masolo
L'interface de l'appli Masolo
L'idée venait de plus loin. Les chercheurs voulaient, initialement, mettre en place une technologie pour permettre aux populations des zones rurales d'accéder aux technologies numériques. Dans un pays, qui est l'un des plus vastes d'Afrique et avec certaines localités difficiles d'accès, les populations desdits milieux sont généralement privées de services de télécommunications. L'équipe voulait donc combler cette lacune. Suite aux différents défis rencontrés, l'idée a évolué vers un projet de messagerie pour le campus de l'Université de Kinshasa.
L'ambition de ce groupe de cinq Congolais a grandi et fait son chemin. Avec une précieuse contribution des deux étudiants, Masolo a pu voir le jour en janvier 2021. Désormais accessible en mode Android partout dans le monde, et pas uniquement pour les usagers du campus de Kinshasa. L'application se développe tout en se perfectionnant.
Chargés de développer la partie de l'application en contact avec les utilisateurs, Gilbert et Fidèle, les jeunes étudiants du groupe, sans aucune expérience similaire préalable, ont dû surmonter des montagnes de défis. Aujourd'hui, ils sont considérés comme des héros par leurs camarades.
« Même quand on a été confronté à des difficultés, surtout concernant les appels, on a consulté des experts congolais et des amis aux Etats Unis pour nous donner des idées, mais à peine, on a trouvé de l'aide. On a dû bosser comme des malades pour y arriver. Parfois, on faisait des réunions de minuit jusqu'à 4 heure du matin », confie Jean Gilbert Mbula, l'un des deux étudiants.
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Lancée le 13 janvier 2021, après une phase test avec 23 personnes, Masolo a été téléchargée des milliers de fois en une semaine. Elle offre toutes les fonctionnalités de chats, messages, audios et vidéos. La fonctionnalité de groupe était toujours en cours de développement fin janvier. Disponible pour Android d'abord, une version iOS (pour Iphone) est prévue en février ou mars 2021.
Il existe deux versions de Masolo. Elle peut fonctionner comme les autres applications, avec Internet. Mais des tests concluants à Kinshasa et en Province ont démontré qu'elle peut aussi être utilisée dans des environnements locaux, comme dans des universités, des entreprises, sans avoir besoin de connexion Internet. « Si vous avez simplement du Wifi, les gens peuvent l'utiliser pour des appels audio, vidéo, chat et tout ce qui va avec. Nous envisageons également d'en faire une plateforme pour du contenu éducatif », détaille Angelo Vital Kuti Lusala.
Kingui, le Whatsapp malien
Crédit photo, kingui
En décembre 2020, Amadou Diawara ne s'imaginait pas qu'un mois plus tard, il deviendrait le PDG d'un réseau social made in Africa. Il n'y pensait même pas. Tout s'accélère dans la 3e semaine de décembre lorsqu'il cherche une plateforme pour accueillir des milliers de participants à l'évènement Cluster Digital Africa qu'il organise pour parler des défis de l'Afrique dans le secteur de la digitalisation et dans d'autres domaines.
"On avait commencé par un groupe whatsapp. Très vite, on atteint les 256 personnes. On a demandé à migrer sur Telegram qui pouvait accueillir jusqu'à 20.000 personnes, là aussi, c'était saturé. En deux semaines, on avait plus de 30.000 adhérents à notre cluster. Il fallait aller sur LinkedIn ou Facebook", explique Amadou Diawara.
M. Diawara se rappelle également que son évènement rassemblait des VIP comme la directrice générale de la Banque Mondiale, l'ambassadeur de France, des responsables du FMI, des chefs et membres de gouvernements africains. Ils ne voulaient pas mettre ces personnalités dans un même groupe avec des étudiants qui auraient accès directement à leurs numéros de téléphones, emails ou autres données à caractère personnel.
"Mais puisqu'on parle d'une plateforme d'intelligence collective sur l'Afrique, de solution africaine, et du rôle de l'Afrique aujourd'hui dans la transformation digitale, j'ai dit à mon équipe : pourquoi ne pas créer un réseau social rapidement"?
En une semaine, le 29 décembre, ils créent Kingui. Ce nom signifie "royaume des Diawara" en langue Soninké. Les Diawara, sont une communauté Soninké originaire de la zone frontalière entre le Mali et la Mauritanie, mais dont les membres sont éparpillés dans plusieurs pays d'Afrique de l'Ouest. Les promoteurs de Kingui voulaient donc un nom qui a une résonance dans plusieurs pays de la région.
"Vous savez, aujourd'hui, les outils existent. On a fait les mêmes écoles [que les occidentaux]. Il faut juste utiliser les outils. C'est comme ça qu'on a lancé le réseau social. C'était d'abord pour répondre à notre propre besoin de communication", indique le jeune Franco-Malien, patron d'une start-up technologique basée à Bamako au Mali.
"Kingui n'est pas seulement un réseau social, mais un lieu d'éducation. Nous avons par exemple la visio-conférence, que nous utilisons actuellement [ndlr : pour l'interview]. Les gens peuvent créer leur visioconférence, il n y a pas de limite liée au nombre de participants ni à la durée. Et c'est gratuit. Vous n'êtes pas obligé d'aller payer chez Zoom ou Tims. On a une fonction Kingui Event où ceux qui sont dans l'industrie du divertissement par exemple peuvent faire leur conférence ou concert en ligne", explique Amadou Diawara.
Kingui Social est disponible sous Android et iOS. "Tout ce que vous avez sur les autres réseaux, vous avez tout sur notre plateforme", affirme fièrement Amadou Diawara.
OnDjoss, le respect des données personnelles comme leitmotiv
Crédit photo, Ondjoss
Valère Tchapda, fondateur de OnDjoss
Lorsqu'on demande à Valère Tchapda ce qui les a motivés, son équipe et lui, à vouloir défier un géant comme Whatsapp en créant leur application de messagerie, il sourit. Puis il soupire. Enfin, il ajoute, flatté, « c'est intéressant d'entendre ça au fait ».
"On est parti de rien", lance-t-il.
Valère Tchapda est à la tête d'une start-up camerounaise. Si lui-même réside en Allemagne, le reste de l'équipe est basé au Cameroun.
"Au départ, on voulait juste développer des applications et des solutions pour des entreprises. A la base on avait [développé] une plateforme pour communiquer entre nous. Et ensuite, on s'est dit, pourquoi ne pas étendre la chose en Afrique et dans le monde"?
"On s'est rendu compte qu'en Afrique, il n'y avait pas encore une plateforme assez grande et influente pour concurrencer celles des autres continents. C'est de là que sont partis le rêve et le projet OnDjoss. On était début 2018".
Les deux ans qui ont suivi, l'équipe s'est attelée au développement de la plateforme, couplé des tests. Depuis janvier 2020, OnDjoss est téléchargeable en ligne.
"Sur OnDjoss, tu as toutes les fonctionnalités que tu as sur une application de messagerie usuelle, c'est-à-dire texte, audio, vidéos, et des stories sur lesquelles on peut s'envoyer des audio en temps réel".
Ce n'est pas tout. Valère souligne également quelques fonctionnalités, en matière de confidentialité par exemple, qui caractérisent OnDjoss (qui veut dire 'on discute' dans un argot utilisé par les jeunes au Cameroun).
"Pour s'inscrire sur OnDjoss, on a besoin d'un numéro de téléphone. Mais nous veillons à ce que les numéros de téléphone de nos utilisateurs restent privés, vis-à-vis d'autres utilisateurs inconnus. Par exemple, dans un groupe, les personnes qui ne figurent pas dans votre répertoire ne peuvent avoir accès qu'à votre pseudonyme, et pas à votre numéro. On tenait vraiment à ce côté "privacy" de l'application".
" Il y a aussi l'aspect sauvegarde des fichiers sur le cloud. Souvent, lorsque les gens changent ou perdent leurs téléphones, ils perdent leurs anciens messages, s'ils ne les avaient pas sauvegardés. Chez nous, c'est automatique, en cas de perte ou de changement de téléphone, avec le même numéro de téléphone, on retrouve tous ses anciens messages".
Sur Ondjoss, on peut aussi échanger des fichiers lourds. "On tenait aussi à cette fonctionnalité pour qu'en échangeant des messages, des abonnés puissent aussi échanger des fichiers qui peuvent peser plusieurs giga, que ce soit des photos, vidéos ou autres, sans détériorer leur qualité".
Dikalo, le prototype qui a grandi trop vite
Crédit photo, Dikalo
Lorsque, Alain Ekambi, ingénieur Camerounais et fondateur de Dikalo, jette un regard en arrière et analyse le parcours de sa plateforme de messagerie jusqu'ici, il parvient à une conclusion : "ce n'était pas si vain que ça".
Il y a quatre quand il s'est lancé le défi de créer une plateforme de messagerie africaine. Les feedback qu'il recevait étaient : "il y a déjà Whatsapp et les autres, qu'est ce que vous allez faire de plus ? C'est quoi la plus-value de votre plateforme"?
Aujourd'hui, 5 milliards de messages circulent sur Dikalo (qui veut dire 'message' en langue camerounaise Douala). Mais comment est née l'idée de Dikalo ?
"Lorsqu'on s'est rendu compte que dans un continent aussi grand que l'Afrique, avec 500 millions d'internautes à l'époque, il n'y avait pas une plateforme de messagerie dominante, on s'est dit que ce n'est pas normal".
On a tout ce qu'il faut [en Afrique], on a le marché qui va avec, on a des ingénieurs, pourquoi on ne ferait pas nos propres plateformes. On s'est dit que l'Afrique mérite un produit à elle. C'est de là qu'est partie l'idée de Dikalo".
"C'est intéressant parce que l'histoire est en train de nous donner raison maintenant. L'intérêt pour les plateformes locales ne fait que grandir et d'ici 5 ans, ça va l'être plus encore".
L'histoire de Dikalo est celle d'un coup d'essai, victime de son succès
"Dikalo est née d'un prototype qui a grandi très vite. A l'époque les gens ne voyaient pas du tout l'intérêt des plateformes locales. Nous, on s'est dit qu'on fait juste un prototype pour voir si l'intérêt est là. On a été surpris par le succès. Les gens sont venus en masse. Mais le produit n'était pas à la hauteur des attentes, du coup, ils sont aussi partis comme ils sont venus".
Crédit photo, Dikalo
Alain Ekambi de Dikalo
Le départ des abonnés n'a pas mis fin au rêve. Au contraire, Alain Ekambi et les siens ont tiré de précieuses leçons : « on a vu qu'il y a un intérêt, les gens ont besoin d'une plateforme locale mais elle doit être aussi bonne que les autres. Il ne faut pas juste dire que c'est africain, la qualité doit être la même que pour les autres plateformes. »
Depuis, le projet a évolué et il donne naissance à deux applications sœurs créées pour répondre à des demandes spécifiques: Mbuntu et Dikalo 2.
"Mbuntu" est un terme d'origine bantoue (groupe de langues d'Afrique centrale et australe) pour exprimer la fierté d'appartenir à une communauté.
"On eu des retours de nos utilisateurs, qui étaient avec nous depuis le début et qui nous ont soutenus malgré les soucis techniques. Ils étaient venus sur la plateforme juste pour la messagerie privée, communiquer sans avoir besoin de donner son numéro de téléphone. Ce n'était pas vraiment pour les fonctionnalités comme les stories, le fil d'actualité et tout le reste".
L'ingénieur camerounais Alain Ekambi poursuit : "à un moment donné, ils étaient lésés, ils ont eu l'impression que la plateforme évoluait vers quelque chose qu'ils ne voulaient pas. On a vu une occasion de nous concentrer sur la messagerie. On a décidé de faire deux produits : un qui sera concentré sur la messagerie, et l'autre qui est plus réseau social, c'est-à-dire les stories, et tout le reste".
Dikalo 2, qui sort en mars 2021, promet donc d'offrir les fonctionnalités d'un réseau social (murs, fil d'actualité, interactivité...), tandis que Mbuntu, actuellement en test, reste réservé aux abonnés qui veulent des communications privées.
Si au départ, plusieurs personnes se posaient la question de la pertinence de l'idée, aujourd'hui elle se pose autrement. Désormais, se félicite Alain Ekambi :
"C'est plutôt, 'mais tient, elle n'est pas assez rapide votre plateforme, on aimerait bien l'utiliser'. On est donc parti de 'c'est une mauvaise idée' à 'ce n'est pas si bête que ça, on veut juste que ce soit bien'. Ça nous encourage et ça nous montre que ce n'était pas si bête que ça".
"Made in Africa", mais pas un produit "black"
Crédit photo, Mbuntu
Sur la page d'accueil du site d'OnDjoss un message clignotant retient l'attention : « Application [créée] par des Africains, pour le monde ».
Les quatre créateurs de plateformes que nous avons joints tiennent à mettre en avant l'origine africaine de leur plateforme. Là où Dikalo a proposé des émojis africains, OnDjoss a tenu à inclure parmi ses émojis le drapeau de l'Union Africaine, pendant que Kingui offre la possibilité d'utiliser l'application dans des langues locales comme le Wolof, Bambara, Kinyarwanda, Swahili…
Mais aucun d'entre eux ne veut que son produit soit destiné uniquement aux Africains.
"C'est un produit africain, mais c'est pour tous les citoyens du monde. On n'est pas fermé. Attention, ce n'est pas un projet "black", c'est un réseau mondial. Sans prétention, notre ambition c'est de titiller Facebook. Il faut qu'on le fasse et on le fera", précise Amadou Diawara de Kingui Social.
"On veut devenir la meilleure plateforme de communication en Afrique et dans le monde. On ne cherche pas d'être juste une plateforme où il y a 100.000 personnes dessus. On veut que Dikalo ou Mbuntu devienne un réflexe comme Whatsapp, SnapChat", rêve Alain Ekambi.
Tous partagent le même rêve. Et demandent la même chose : confiance des Africains, qu'ils soient utilisateurs, gouvernants ou investisseurs.